Une pluie fine, désagréable et collante s’est abattue sur Town Harbour. Un temps étrange, qui colle à l’humeur de la fleur des pavés. Une toux mauvaise s’est emparée d’elle, il y a près de deux jours maintenant. Si quelques remèdes dont elle a le secret lui ont permis de cacher son mal, la fatigue qui laboure ses membres se rappelle à elle. C’est une silhouette traînante et mélancolique qui chaloupe ses hanches pour adopter la démarche traditionnelle des catins et autres femmes de réconfort. Le long des quais, là où elle s’est faite connaître, malgré les quelques voix qui la rabrouent encore, de temps à autre. C’est à croire que la superstition des hommes ne s’arrête pas à sa présence sur le pont de l’un de leurs précieux navires. Néanmoins, peut-être ont-ils raison. Peut-être est-elle réellement responsable de la mort de son père. Peut-être est-elle responsable de la mort de son mentor. Peut-être n’est-elle finalement plus qu’un spectre aux apparences de fille de mauvaise vie, destinée à hanter la vie de ceux qui s’approcheraient de trop près de ses charmes. L’idée lui plaît, parfois. Mais pas cette nuit. Une des rares quintes qu’elle n’a pas réussi à étouffer éclate, alors qu’elle s’arrête près d’une frégate désertée par les matelots à bord, la cassant pratiquement en deux. Elle crache, et ne se redresse qu’en repoussant quelques longues mèches noires, dissipées par le mauvais temps. Elle doit s’abriter. Si elle erre encore en ces lieux, elle va attraper la mort. Son esprit s’indigne, lui murmure que les clients potentiels sont là, et seulement là. Elle ne compte pas se faufiler dans les tavernes et autres lupanars. Elle avance, cherchant au moins la protection des toits des bâtiments les plus proches. D’un geste ample, ses bras l’enveloppent plus fermement au creux des multiples voiles qui l’enserrent. Elle inspire profondément, ferme les yeux et fait le vide. Elle tâche de se convaincre que bientôt, ces mauvais mois seront derrière elle. Elle a bien été sauvée une fois, elle le sera encore. Dans le lointain, les rumeurs des hommes qui rient, boivent et mangent l’atteignent et parviennent à lui tirer un sourire destiné à elle seule. Elle ne fait pas partie des putains qui charment en souriant comme des idiotes. Elle n’y parvient pas. Elle a toujours réussi à séduire justement par cette aura de silence et de droiture qui la caractérise, et les années qui passent ne la convaincront pas de changer de tactique.
Elle reprend sa route alors, profitant autant que possible de ces maigres refuges, plus ou moins branlants, plus ou moins fuyants. Si l’eau ne lui tombe plus dessus en permanence, c’est le froid qui a réussi à atteindre ses os. Plus elle marche à travers les rues désertes, plus elle pense qu’elle ferait mieux d’abandonner. Seulement voilà : ses provisions s’amenuisent, comme ses économies. Elle doit manger pour vivre, pour se soigner, et tant qu’elle peut encore tenir debout, alors elle poursuivra sa mission, sa seule mission désormais. Nulle honte ne vient battre en son âme et conscience : elle est née de ce côté de la barrière, et il ne sert à rien de venir implorer les cieux en demandant pourquoi.
Ses poumons brûlent, lorsqu’elle tousse à nouveau, et elle halète fort pour retrouver son souffle, fatiguée. À la lisière de Colombus Square, elle devine la présence d’un établissement de plaisir. C’est bien l’une des rares fois où elle jalouse les prostituées bien au chaud dans les bordels, même si elle se connaît : la promiscuité, la crasse et la vermine l’en feraient sortir aussi rapidement. Régulièrement, elle effleure ses lèvres du bout des doigts ; de loin, on pourrait prendre pour de la lascivité ce simple geste, il n’en est rien. Elle a peur du sang qui perle, de la tuberculose qui emporte ceux dont la santé est fragile. Si le sang perle, alors c’est la fin. Pour le moment, elle se rassure : aucune trace carmine ne vient salir la barrière de sa bouche. Lorsqu’elle repose les yeux sur la « route », une silhouette masculine est apparue. Elle ne se fait pas d’illusion : cette nuit, le client se fait rare, ou ne viendra tout bonnement guère. Pourtant, elle garde courage et se redresse, étirant délicatement ses lombaires pour offrir à son corps une attitude plus gracieuse, presque digne. Redressant le port de sa nuque, elle s’emploie à faire disparaître toute trace de faiblesse, en apparence, sans quitter l’inconnu des yeux. Elle fait quelques pas, à peine, afin qu’il puisse juger de sa démarche – un critère que semble apprécier nombre d’amants –, de l’ensemble des atours qu’elle pourrait lui proposer. Mélange entre attention persistante et proposition tacite.